C’était la surprise de 2014 : En finir avec Eddy Bellegueule, un roman autobiographique saisissant, merveilleusement écrit, qui raconte l’histoire d’un enfant puis d’un adolescent dans le nord de la France, et de sa famille dont la trajectoire est marquée par la pauvreté. Ce livre est signé Edouard Louis, un nom adopté par celui qui est vraiment né Eddy Bellegueule.
On découvre un auteur qui n’a alors que 22 ans, passé par l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Son goût pour la sociologie se ressent d’ailleurs dans ce premier livre, mais aussi dans ceux qui paraissent dans les années qui suivent : chacun de ses personnages prend sens dans un environnement, une classe sociale. Si certains critiquent le “déterminisme extrême” qu’il applique à toutes les actions autour de lui, c’est aussi ce qui a fait de ce jeune écrivain un véritable défenseur des classes populaires, dont les prises de position contre le gouvernement et les violences policières résonnent particulièrement en plein mouvement des Gilets Jaunes.
Dans les récits de l’écrivain, tout le monde est socialement situé : ses camarades de classe qui le traitent de “pédé”, son père dont le corps a été abîmé par l’usine (Qui a tué mon père). Et même Reda, son violeur. Dans Histoire de la violence, paru en 2016, Edouard Louis cherche en effet à comprendre ce qui, dans le parcours de son agresseur, l’a mené à cette action terrible.
Edouard Louis est un auteur social et politique, un intellectuel qui lutte contre toutes les violences, franches ou insidieuses, qui sont à l’oeuvre dans notre société. Petit tour d’horizon de ses romans, disponibles sur Audible.
En finir avec Eddy Bellegueule
Ce premier roman, lu par Philippe Calvario, retrace l’enfance difficile de l’auteur dans une famille très pauvre, en Picardie. La misère, l’alcoolisme omniprésent, la violence sous toutes ses formes y sont racontés avec force. Sans oublier le racisme et le sexisme, mais aussi l’homophobie dont Edouard Louis lui-même est victime en raison de ses manières jugées effeminées.
Les allers-retours constants entre deux niveaux de langage, le sien et celui de ses personnages, permettent aux lecteurs et aux lectrices de se plonger directement dans l’univers du récit. “Mon père laissait exploser sa colère, il se fâchait, m’insultait. (...) Il demandait à ma mère si j’étais un garçon, C’est un mec, oui ou merde ? Il pleure tout le temps, il a peur du noir, c’est pas un vrai mec. Pourquoi ? Pourquoi il est comme ça ?”
"Je suis parti en courant, tout à coup. Juste le temps d'entendre ma mère dire Qu'est-ce qui fait le débile là ? Je ne voulais pas rester à leur côté, je refusais de partager ce moment avec eux. J'étais déjà loin, je n'appartenais plus à leur monde désormais, la lettre le disait. Je suis allé dans les champs et j'ai marché une bonne partie de la nuit, la fraîcheur du Nord, les chemins de terre, l'odeur de colza, très forte à ce moment de l'année. Toute la nuit fut consacrée à l'élaboration de ma nouvelle vie loin d'ici."
En vérité, l'insurrection contre mes parents, contre la pauvreté, contre ma classe sociale, son racisme, sa violence, ses habitudes, n'a été que seconde. Car avant de m'insurger contre le monde de mon enfance, c'est le monde de mon enfance qui s'est insurgé contre moi. Très vite j'ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n'ai pas eu d'autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre.
L'interprétation de Philippe Calvario, d'une impeccable justesse, rend dramatiquement présent le douloureux cheminement, entre violences et humiliations, d'un jeune garçon confronté à sa "différence".
Histoire de la violence
Une nuit, un soir de Noël, où tout a basculé. C’est le récit terrible du viol d’Edouard Louis, mais aussi de ce qu’il l’a précédé et de ce qui l’a suivi. L’écrivain passe une nuit avec Reda, un jeune Kabyle. Il découvre son histoire : celle du milieu où il a grandi, celle du passé colonial de la France et de toutes ses conséquences. Au petit matin, Reda le viole.
L’écrivain se retrouve ensuite dans une autre forme de violence, celles des mots : les policiers, sa soeur, ses amis, tout le monde a un avis sur la question. “Ils ne veulent pas te laisser fuir, tu veux fuir mais ils t’exhortent à ne pas bouger, tu veux fuir cet appartement où tu es avec Reda, et eux ils ne veulent pas que tu t’enfuies, ils ne veulent pas que tu mettes ce coup de coude dans les côtes de Reda pour t’enfuir ; leurs reproches continuaient à me compresser la gorge, à faire palpiter mes tempes, à couler sur mes cuisses.”
Ce roman d'Edouard Louis est une fiction littéraire sur la violence sous toutes ses formes. Un nouvel écrivain au sommet qui provoque la réflexion grâce à un style indissociable de son histoire personnelle...
J'ai rencontré Reda un soir de Noël. Je rentrais chez moi après un repas avec des amis, vers quatre heures du matin. Il m'a abordé dans la rue et j'ai fini par lui proposer de monter dans mon studio. Ensuite, il m'a raconté l'histoire de son enfance et celle de l'arrivée en France de son père, qui avait fui l'Algérie. Nous avons passé le reste de la nuit ensemble, on discutait, on riait. Vers six heures du matin, il a sorti un revolver et il a dit qu'il allait me tuer. Il m'a insulté, étranglé, violé. Le lendemain, les démarches médicales et judiciaires ont commencé. Plus tard, je me suis confié à ma sœur. Je l'ai entendue raconter à sa manière ces événements. En revenant sur mon enfance, mais aussi sur la vie de Reda et celle de son père, en réfléchissant à l'émigration, au racisme, à la misère, au désir ou aux effets du traumatisme, je voudrais à mon tour comprendre ce qui s'est passé cette nuit-là. Et par là, esquisser une histoire de la violence.
E. L.
Qui a tué mon père
Ce livre, lu par l’auteur, est à la fois un roman, une lettre poignante adressée à son père avec qui il a toujours eu une relation compliquée, mais aussi une tribune contre les gouvernements successifs et leurs atteintes à toutes les protections sociales. Le corps de son père matérialise en effet les violences de plusieurs mesures antisociales, comme le passage du RMI au RSA conduit par Martin Hirsch.
Edouard Louis souligne que si la politique est un détail dans la vie des bourgeois, elle peut signer la mort de celles et ceux qui n’ont rien. “Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous c'était vivre ou mourir.”
"Pour les dominants, le plus souvent, la politique est une question esthétique : une manière de se penser, une manière de voir le monde, de construire sa personne. Pour nous, c'était vivre ou mourir." Édouard Louis.
Ce texte bref est d'une extrême intensité, due à la violence des sentiments exprimés, plus aimants que haineux. La haine, si haine il y a, est adressée aux "dominants", aux responsables politiques et économiques de la souffrance individuelle d'un homme qui n'a pas sa place dans le monde et qui veut aimer sans le pouvoir : le père de l'auteur. Revenant sur son enfance, mais partant des derniers mois où il a revu son père physiquement détruit, et pourtant fier que son fils ait publié des livres et soit devenu célèbre, l'auteur se remémore des épisodes clés de son enfance et de son adolescence, tentant de comprendre le couple de ses parents et l'amour distordu qu'ils lui ont porté, effrayés par la personnalité hors du commun de leur fils, dont ils admirent l'intelligence, mais regrettent la singularité, qui en même temps les flatte.