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Entretien avec Lauren Bastide : “Le fait de pouvoir parler sans être vues a un pouvoir de relâchement et d’apaisement très fort.”

Entretien avec Lauren Bastide : “Le fait de pouvoir parler sans être vues a un pouvoir de relâchement et d’apaisement très fort.”
Leïla Slimani

Vous avez beaucoup dit que vous avez toujours été féministe, mais quel est a été le moment où vous avez décidé de rendre cet engagement « public » grâce au podcast ?

Je n’ai pas toujours été féministe, j’ai toujours pensé l’être ! Mais ça ne que récemment, il y a cinq ou six ans que j’ai vraiment compris les enjeux théoriques et politiques du combat féminisme. Mon déclic a été la découverte de ce chiffre, grâce à l’association Prenons la Une : le temps de parole des femmes dans les médias est dans 24% ! Cela m’a mis très en colère et m’a donné envie d’agir en tant que journaliste pour corriger cette silenciation.

Le podcast était-il le meilleur support d’indépendance au moment de sa création ?

C’était en tous cas le meilleur support pour faire ce que je voulais faire : rendre leur voix aux femmes, leur permettre de déployer leur pensée, leur ressenti, sur le temps long.

En quoi ce temps long que représente le podcast sert-il votre message ?

Dans un podcast, s’il est pensé comme le mien comme un espace « safe » de bienveillance, les interviewées ne sont pas interrompues, ou contredites. Elles échappent aux outils de silenciation permanents que sont le « mansplaining » et le « mansterrupting », omniprésents sur tous les plateaux de télé et de radio !

Est-ce qu’on peut donc dire que le podcast est un outil militant ?

Il peut l’être, oui, mais comme tout média. Tout dépend de la façon dont on l’aménage.

Votre perception des enjeux féministes s’est-elle affinée au fil des interviews ?

Bien sûr, chaque femme que je rencontre, chaque lecture, chaque récit de vie, enrichit ma vision du féminisme.

Olympe de Gouge, Louise Michel, Virginia Woolf, qu’est-ce que toutes ces femmes vous ont apporté pour construire La Poudre ?

J’ai une fascination pour les féministes de l’histoire, car bien souvent, leur œuvre a été effacée des mémoires, et leur apport aux luttes édulcoré ou minimisé dans les récits historiques. Pourtant, connaitre leur travail et les obstacles qu’elles ont réussi à contourner à leur époque donne une force inouïe ! C’est pour cela que les lire me passionne, en particulier leurs journaux et leurs correspondances. Si elles l’ont fait alors, on peut le faire aujourd’hui.

Et à partir de ces figures, comment s’opère le choix de vos invitées ?

A l’intuition, à l’admiration et dans le souci de la diversité des parcours de vie.

Dans un podcast, il n’y a que du son : cet élément a-t-il joué un rôle dans l’image que vous souhaitiez renvoyer de vos invitées ?

Oui, et de la mienne également. Les femmes sont si souvent renvoyées à leur apparence, que le fait de pouvoir parler sans être vues a un pouvoir de relâchement et d’apaisement très fort. Je suis convaincue que cela délie notre parole.

Y'a-t-il des invitées qui ont été plus marquantes à titre personnel ?

Léonora Miano a été une vraie claque. Plus récemment Priscillia Ludosky qui m’a vraiment éclairé sur le lien entre luttes sociales, lutte écologistes et luttes féministes. Assa Traoré bien sûr, qui est devenue une icône de la résistance au racisme depuis notre rencontre en 2017. Dans la dernière saison, Inès Rau, parce qu’elle devenue une amie depuis, ou encore Claire Marin qui m’a beaucoup aidé à réfléchir pendant le confinement, ou encore Anne Cheng dont j’admire infiniment l’œuvre au Collège de France. Globalement je suis en vénération devant quasiment toutes les femmes que j’ai interviewées !

Léonora Miano

Dans La Poudre, vous parlez de l’enfance de vos invitées, mais aussi de leur apparence, de leur rapport à leur utérus, dans une espèce d’intimité pas du tout impudique. Quel genre de message souhaitiez-vous véhiculer avec cette ambiance loin d’être grandiloquente, pour un sujet qui, au contraire, est fort et essentiel ?

La Poudre a un objectif depuis le tout début de l’émission : démontrer que ce qu’on appelle « féminité », c’est-à-dire la manifestation sociale du genre féminin, est une réalité construite culturellement. En invitant les femmes à parler de leur enfance, de leur corps, on comprend que ce rapport au féminin varie infiniment d’une femme à l’autre. Dès lors, il est absurde de parler de « la femme » comme d’un archétype. On échappe à tous les stéréotypes. On comprend que les vécus sont individuels et qu’il y a autant de féminités que de femmes. Par ailleurs, la mise en récit des oppressions subies individuellement par les femmes à l’endroit de leurs corps, de leur éducation, est éminemment politique. Car quand on les met côte à côte, cela fait systéme. Et la nécessité de la révolution féministe devient flagrante !

Avez-vous saisi l’impact qu’avait eu la Poudre sur les auditrices et les auditeurs ?

Oui, j’en prends la mesure au fil des saisons. J’ai une audience très bienveillante, très interactive, qui m’écrit beaucoup de mails et de messages sur les réseaux sociaux. Beaucoup de jeunes femmes m’indiquent que La Poudre a été leur porte d’entrée vers le féminisme et cela me rend fière ! Parfois, des auditrices me disent que La Poudre leur a permis de faire évoluer leurs convictions, de sortir d’une vision universaliste du féminisme et c’était exactement mon objectif de départ. Et puis je crois que La Poudre a donné envie à de nombreuses femmes de créer leur propre espace, de prendre le risque que j’ai pris moi en créant mon podcast et ma boite de production Nouvelles Ecoutes. Partout en France, dans les entreprises, les facs, les écoles et les collectivités, l’émission a inspiré la création de centaines d’initiatives féministes : des associations, des clubs, des ateliers, des médias en ligne, des comptes Instagram et bien sûr des tas de podcasts féministes. Cela aussi ça me rend très fière !

Avez-vous cette sensation d’incarner quelque chose ?

J’essaye d’incarner un féminisme intersectionnel, qui tient autant compte des discriminations des genre que des discriminations de race et de classe. En tant que femme blanche, valide, privilégiée, j’estime avoir une certaine responsabilité, notamment celle de transmettre à mes auditrices blanches la prise de conscience de leur « blanchité » et des oppressions qu’elles peuvent exercer, même inconsciemment, sur des femmes racisées. Je suis heureuse de voir que ces questions sont de mieux en mieux comprises en France, notamment grâce au travail de fond des afroféministes, des féministes musulmanes et des collectifs de luttes contre les violences racistes. Je souhaite que ce mouvement se poursuive car il y a encore beaucoup à déconstruire.

Avez-vous des projets en ce moment au-delà de la Poudre ?

Un livre qui sort début septembre aux éditions Allary. Présentes, sur la place des femmes dans l’espace public. C’est un essai tiré de la série de conférence que j’ai donné au Carreau du Temple en 2018-2019 avec plein d’invitées extraordinaires comme Rokhaya Diallo, Marie Da Silva, Hanane Karimi ou encore Alice Coffin. Il devait sortir en avril mais le confinement en a décidé autrement !

Un conseil de livre ou de podcast à nous donner ?

Pour comprendre le racisme systémique :

"Better Call Marie" de Marie Da Silva
"Kiffe ta Race" de Rokhaya Diallo et Grace Ly
"Projet Adama"Et "Intime et Politique" le flux de documentaires féministes que je dirige pour Nouvelles Ecoutes. Un beau projet est en cours, rendez-vous en octobre !

Sois belle et tais toi !

Crédit photo : Franck Aubry

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