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Entretien avec Gaëlle Nohant : "Ce qui m'intéressait, c'était de raconter le voyage d'une femme exilée de sa propre vie"

Entretien avec Gaëlle Nohant : "Ce qui m'intéressait, c'était de raconter le voyage d'une femme exilée de sa propre vie"
La Femme révélée

Votre dernier roman, La femme révélée, vient de sortir en livre audio. Est-ce que vous pourriez nous présenter Eliza Bergman, ou devrions-nous dire Violet Lee ?

Eliza Bergman est une Américaine qui a fui brutalement une vie privilégiée à Chicago, un mari fortuné et un petit garçon, pour se réfugier à Paris, sans un sou et la peur au ventre, avec des faux papiers au nom de Violet Lee.

Pourquoi s’être intéressée au parcours d’une photographe exilée ?

Ce qui m'intéressait, c'était de raconter le voyage d'une femme exilée de sa propre vie. Cette odyssée qu'il lui faut accomplir pour comprendre ce qu'elle a fui, et comment elle pourrait rentrer chez elle, un jour. Evidemment, elle ne sera plus la même au retour. Elle aura avancé, elle aura grandi, elle aura appris à perdre. Et ainsi, peut-être deviendra-t-elle assez forte pour regagner une part de ce qu'elle a perdu. Qu'est-ce qui la pousse à tout quitter du jour au lendemain, à s'enfuir à l'autre bout du monde, à laisser un petit garçon adoré derrière elle ?

Dans un second temps, j'ai imaginé qu'elle pouvait être une artiste. Je ne voulais pas qu'elle soit romancière, alors j'en ai fait une photographe. Un appareil photo, c'est facile à emporter en exil. Et ça permet de se cacher, aussi. On regarde les autres, et on se planque derrière l'objectif, on se met à distance de ses émotions, de sa peine, de sa vie en morceaux. Sauf que pour ce qui est de Violet/Eliza, cet appareil qui est son bouclier va aussi la ramener dans la vie, dans le risque de la vie.

Le choix d’incarner une femme aussi libre à travers la première personne, ça avait un quelconque pouvoir libérateur au moment de l’écriture pour vous ?

J'avais commencé à écrire ce roman à la 3eme personne, et ça ne collait pas. Je n'arrivais pas à saisir cette fugueuse ! Alors je suis passée à la première personne, et aussitôt c'est devenu comme une évidence. Violet m'a obligée à l'incarner, à entrer dans sa peau, à éprouver ses émotions. Une proximité s'est installée entre nous deux. Cela m'a aussi contrainte à n'avoir qu'un point de vue, le sien, et à construire son histoire en fonction de ce qu'elle avait pu en percevoir. Parfois, peut-être qu'elle s'est trompée, mais ça n'a pas d'importance, car on est avec elle. Pour le meilleur et pour le pire.

Pourrait-on qualifier vos héroïnes de combattantes ?

Sans doute. Mais ce ne sont pas des combattantes nées, des Louise Michel. Au départ, elles acceptent le destin qu'on a préparé pour elles, elles ne demandent pas mieux que de s'y conformer. Sauf que ça coince, ça ne marche pas. Et comme ça ne marche pas, elles se retrouvent hors de leurs repères, dans un espace effrayant où il leur faut se réinventer, découvrir leurs propres ressources pour avancer, se réparer, se réconcilier avec leur histoire. Dans ce no man's land, elles apprennent qu'elles sont plus fortes qu'elles ne le pensaient, qu'elles sont capables de courage, de résilience. Elles trouvent une forme de liberté à laquelle elles n'auraient pas osé aspirer.

La Part des flammes

Vous avez imaginé vos personnages notamment à partir de photos, vous pourriez nous en dire plus sur l’élaboration du roman ?

Je suis partie de cette femme qui s'en va, qui quitte tout ce à quoi elle tient. Mon point de départ est l'endroit où elle se réfugie : Paris en 1950. Comment elle arrive à survivre, comment elle fait, de quoi elle a peur, qui elle rencontre et ce que ça change en elle. J'ai relu Simone de Beauvoir pour le Saint-Germain de l'après-guerre et pour la liberté des femmes, et j'ai découvert son amant américain, Nelson Algren. Comme il vivait dans les bas-fonds de Chicago, j'ai eu envie d'inviter cette ville fascinante dans mon histoire. Et ça a déployé des pans entiers de l'intrigue, qui n'existaient pas encore. Comme j'avais décidé que Violet serait photographe, j'ai lu quantité de vies de photographes, de Cartier Bresson à Lee Miller, Gerda Taro, Dorothea Lange, Vivian Maier... et j'ai passé un temps fou à regarder leurs photos, m'interroger sur leur manière de regarder le monde, leur engagement, leur rapport à ceux qu'ils photographient. Certaines photos m'ont inspiré des photos de Violet, comme celles que Russel Lee a faites dans le ghetto de Chicago. J'en ai inventé d'autres. Violet est imaginaire, mais à rebours je lui ai cherché une image possible, et j'ai fini par dénicher la photo de Saul Leiter qui est en couverture du livre. Pour moi, c'est Violet à la fin de son odyssée, quand elle est assez réconciliée pour accepter le regard amoureux d'un autre. Elle a fait beaucoup de chemin, traversé des épreuves, perdu beaucoup et découvert en chemin sa force et sa liberté. Elle a un besoin moins impérieux de se cacher, elle peut accepter d'être dévoilée.

Dans La Femme révélée, on navigue entre Paris et Chicago, dans les années 1950. Le choix de cette période particulière répondait à quelles envies pour vous ?

J'avais envie d'ancrer Violet dans un Paris gris et pauvre, éprouvé par la guerre, où elle va côtoyer quantité de gens qui eux sont aussi exilés, loin de chez eux, ou juste dans leur âme. Des éclopés qui se réinventent et respirent le souffle de liberté qui monte des caves de Saint-Germain-des-Prés. L'humanité a tellement morflé qu'il faut la chercher dans les ruines, la réveiller. Ce que cherchent à faire les photographes humanistes. En même temps, il y a cette insouciance, cette envie de vivre. On est dans cet entre-deux où la liberté des femmes commence à s'exprimer. Violet, elle, arrive d'une Amérique triomphante, qui a gagné la guerre et dont la croissance est éclatante. Mais elle, son cœur est en lambeaux, elle est à bout de souffle. Paris va être son refuge et l'aider à se réparer.

Les années 50, Chicago, autant de cadres spatio-temporels spécifiques : le travail de documentation a été important pour les retranscrire au mieux ?

Oui, très important en amont. Pour camper le Paris de 1950 mais surtout Chicago. C'est une ville qui a une histoire très singulière, une personnalité. Je voulais qu'elle ne soit pas un décor, mais un personnage du livre, et que Paris en soit un aussi. Deux atmosphères, deux époques, deux rythmes, deux musiques distinctes. J'ai lu beaucoup de livres et de documents, écouté beaucoup de musique, visionné quantité de films et d'images d'archives... Mais au bout d'un moment, quand je me suis immergée suffisamment, il faut me détacher de toute cette documentation et laisser les personnages prendre toute la place. Les laisser s'incarner, dérouler leur histoire. C'est le meilleur moment, celui qui accélère le cœur. Comme si je sautais dans le vide.

Vous êtes visiblement très attachée à ancrer vos romans dans l’histoire, y'a-t-il une raison à ce choix ?

En fait, si je décale mes histoires dans le passé, c'est pour disposer de quantité de sources d'information. Il me semble que ce recul, cette distance dans le temps m'aide à ne pas trop simplifier les personnages et les situations. Tout est toujours plus complexe qu'on ne le pense. Les êtres humains sont complexes, ils ne sont pas tout d'une pièce, ils abritent tous des ombres et une part de lumière. Partir d'un lieu donné à une époque donné, qui devient un personnage en soi (par exemple, Paris en 1897, ou Paris pendant la guerre de 40), m'aide à entrer dans cette histoire, à incarner les personnages. C'est une méthode un peu "actor's studio", une immersion dans l'époque et dans le contexte de mon roman. Je me glisse dans d'autres vies, j'ouvre des souterrains parallèles à ma vie à moi, aujourd'hui.

Légende d'un dormeur éveillé et La part des flammes ont déjà été adaptées en livre audio, désormais c’est au tour de votre dernier ouvrage, La Femme révélée d’être mis en voix : quel effet ça vous fait d’écouter votre texte ?

Écouter la version audio d'un de mes romans me remplit d'émotions. C'est une véritable interprétation, et la sensibilité de l'acteur ou de l'actrice met en lumière des choses que je ne voyais pas ou plus, à force de relire et de corriger mon texte. Je me surprends à l'écouter comme si ce n'était pas le mien, je suis touchée par les personnages, il m'arrive d'avoir les larmes aux yeux. Ce qui m'arrive très rarement quand j'écris ! En fait, je le redécouvre grâce à l'interprétation audio. J'ai écouté Légende d'un dormeur éveillé en marchant dans Paris, c'était magique. Pour La Femme révélée, j'étais déjà confinée mais écouter Claudia Paulsen, qui prête sa voix à Violet Lee, c'était comme ouvrir une fenêtre sur un monde oublié, je retrouvais l'espace et la liberté. Je me surprenais à trembler pour cette héroïne, à vibrer avec elle. Un cadeau !

À titre personnel, quel lien entretenez-vous avec le livre audio ?

Avant de savoir lire, j'ai écouté des histoires lues sur disques ou sur cassettes. Quand j'étais petite, j'habitais tout près de la Librairie de l'Ecole des loisirs. Quand j'étais malade, mes parents m'offraient une "minicassette", des histoires lues par des acteurs. Mes premières émotions littéraires sont venues de l'écoute, ce qui fait que j'y suis particulièrement attachée. Je pleurais en écoutant le Petit prince lu par Gérard Philippe. Je me souviens encore de certaines phrases, de certaines intonations. Elles se sont gravées dans ma mémoire, de manière charnelle et affective. Je retrouve ce plaisir en écoutant des livres audio, en général je les écoute en marchant dans la nature. J'écoute totalement, au rythme de mes pas, en respirant la nature ou la ville.

Est-ce qu’il vous arrive de relire vos textes à voix hautes lors de l’écriture ?

Oui, je le fais de plus en plus. Relire à haute voix est un très bon exercice. Tout ce qui n'est pas nécessaire, tout ce qui gêne l'oreille doit être enlevé. Ça permet de se concentrer sur la musique du texte, et sur son efficacité.

En parlant d’écriture, vous avez des rituels particuliers ?

Pour moi, l'écriture est à la fois un besoin vital et une angoisse terrible. Pour l'affronter, je lis quelques pages d'un auteur dont l'écriture me met dans la bonne disposition, me rend réceptive. En général, c'est un auteur dont le style est très différent du mien. En somme, je fais un peu comme Horatio, le pianiste de jazz de La Femme révélée : avant de jouer ma propre musique, je me plonge dans celle d'un autre et ça m'encourage à aller chercher la mienne.

Qu’aimeriez-vous que l’on dise de La Femme révélée après en être sorti.e ?

Peut-être qu'on dise "cette femme-là, je n'ai pas envie de la quitter. J'ai épousé ses chagrins et ses joies, je lui ai pardonné ses erreurs, j'ai aimé faire avec elle ce chemin de réparation, de réconciliation."

Votre nouveau livre est déjà en préparation ?

J'ai une idée, je ne sais pas encore où elle me conduira mais je pressens qu'elle va m'emmener loin, que je risque de perdre certains repères et de traverser des forêts inquiétantes. Mais aussi que j'y rencontrerai des gens intéressants, que j'y trouverai de la lumière et de la chaleur. J'aime sentir qu'un roman va m'obliger à progresser, à grandir pour me hisser à la hauteur de ses personnages. Je me sens prête à faire le voyage, même si je ne suis jamais sûre d'arriver à bon port.

Pour finir, est-ce que vous auriez un conseil littéraire à nous donner ?

Deux ! La version audio des Fleurs de l'ombre lue par son auteure, Tatiana de Rosnay ! (que nous avons également rencontrée ndlr) Une histoire au suspense haletant, version moderne d'une "maison hantée", qui pose des questions passionnantes sur notre futur, avec une héroïne très attachante.

Et Ceux du fleuve, de Marie-Laure de Cazotte, qui doit sortir début juin chez Albin Michel. Un roman solaire et débordant d'humanité qui se passe pendant la guerre de Vendée. L'histoire d'une petite tribu d'orphelins et de gens abîmés par la guerre qui vont apprendre à survivre et à se réparer ensemble.

Légende d'un dormeur éveillé
Les Fleurs de l'ombre

Crédit photo : David Ignaszewski-Koboy

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