Mémoire de fille
Avec Mémoire de fille, Annie Ernaux vient combler un non-dit dans l’ensemble de son oeuvre littéraire autobiographique : sa première nuit avec un homme, en 1958, alors qu’elle était monitrice dans une colonie de vacances à S. dans l’Orne. En 2014, l’écrivaine sent toujours la présence de celle qu’elle appelle “la fille de 58” ou “la fille de S”. Elle s’attelle à faire revivre ce personnage, ses rêves d’alors, ses comportements, le regard que les autres membres de la colonie portent sur elle.
Pour mieux analyser la fille de 58, il faut s’en dissocier : Annie Ernaux emploie donc le “elle” pour parler de celle qui s’appelait à l’époque Annie Duchesne, qu’elle différencie de la femme qu’elle est devenue, désignée par “je”.
Ce va-et-vient entre l’Annie d’alors et celle d’’aujourd’hui permet d’explorer “le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé.” Avec les années, il est en effet difficile de concilier ces deux personnages. Pour faire renaître les faits et les émotions d’alors, Ernaux s’appuie sur des lettres, des photos, sur sa mémoire, avec une rigueur presque scientifique.
On ne peut nier qu’il soit plus facile pour l’autrice de mettre à distance “la fille de 58” : cela permet d’explorer avec le plus d'exactitude possible la violence de sa première nuit avec H., la honte qui suivit, sa passion pour cet homme qui la méprisait, son envie désespérée d’appartenir à un groupe qui la considérait comme une “putain”. Une histoire lue à merveille par l'actrice Dominique Reymond, dont la voix nous transporte directement au coeur de ces souvenirs encore vivaces et très intimes.
On retrouve dans Mémoire de fille la même dépendance affective que dans Passion simple ou Se perdre. Dans ces deux ouvrages, l’écrivaine raconte son amour pour un homme marié, ses pensées toujours tournées vers lui, ses efforts pour lui plaire quitte à s’oublier complètement. C’est d’ailleurs grâce à cela qu’on arrive à concilier “la femme de S.” et celle d’aujourd’hui...
En écrivant sur elle, l’écrivaine estime qu’elle tend un miroir à la société. Que chacune de ses expériences particulières peut trouver écho dans celles des autres, confinant à l’universel. En effet, on découvre plus loin dans le roman comment la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, un an après avoir subi la violence et le mépris d’un homme, lui permet de mettre des mots sur ce qu’elle a vécu. Elle comprend alors les mécanismes de sa dépendance vis-à-vis de H.. Mais, estime-t-elle, "avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l'effacer".
Si cette honte n’a pas été effacée, elle est en tout cas brillamment racontée dans Mémoire de fille, implacable et sans fard.
Annie Ernaux, entre écriture et engagement politique
Annie Ernaux écrit principalement des oeuvres autobiographiques. Fille de commerçants qui tenaient un café-épicerie dans un village normand, elle raconte ses souvenirs d’enfance dans Les armoires vides. Ses études de lettres à Rouen puis Borderaux la mèneront jusqu’à l’agrégation de lettres modernes. Elle a reçu plusieurs disctinctions pour son travail, notamment le prix Renaudot en 1984 pour La Place, le prix François Mauriac en 2008 pour Les Années, et plus récemment le prix Marguerite Yourcenar pour l’ensemble de son oeuvre.
L’écrivaine s’engage publiquement pour des causes politiques, notamment le mouvement des Gilets jaunes. En décembre 2018 dans Télérama, elle s’insurge contre les artistes qui méprisent ces contestataires : “Ce qui déroute les intellectuels, c’est que ce mouvement de revendication n’est pas issu de la population parisienne, cultivée, avertie et politisée — avec des convictions de gauche, comme c’est souvent le cas dans ces milieux. Si le mot d’ordre, c’est de faire société, on voit bien qu’on en est encore très loin : on veut bien faire société avec ses semblables mais surtout pas avec ceux qui ne nous ressemblent pas.”
"J'ai voulu l'oublier cette fille. L'oublier vraiment, c'est-à-dire ne plus avoir envie d'écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n'y suis jamais parvenue."
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux replonge dans l'été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l'Orne. Nuit dont l'onde de choc s'est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années. D'une voix grave et sensible, Dominique Reymond nous emmène dans un incessant va-et-vient entre passé et présent et dresse le portrait d'une jeune femme en devenir. Un bouleversant voyage dans les tréfonds de la mémoire.
Les autres oeuvres d’Annie Ernaux
Un dimanche de ses dix ans, à la dérobée, Annie apprend qu'elle n'est pas enfant unique. Avant sa naissance, ses parents ont perdu une première fille, emportée par la diphtérie. Plus jamais Annie n'entendra un mot sur cette sœur inconnue dont elle ne semble être que la remplaçante, voire le négatif. Comment percer le mystère de cette petite sainte dont l'identité redéfinit la place d'Annie dans le trio familial ? Soixante ans plus tard, c'est l'écriture d'une lettre à cet étrange fantôme qui permet enfin à l'auteur d'approcher son double et de cerner l'origine de sa vocation d'écrivain.
Dans le style fluide et acéré qui rend son œuvre unique et a fait d'elle l'un des plus grands écrivains français, Annie Ernaux revient sur un secret de famille fondateur et universel.
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